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3 décembre 2010

Christiane Singer ... la suite

L'enthousiasme de L'homme au bois dormant à re-blogger le texte de Christiane Singer
me pousse à vous donner la suite dans la foulée.
 Je vous invite à visiter son blog : "L'homme au bois dormant"




Johannes, qui avait oublié le froid, sentait monter en lui comme une fièvre:
« A Vienne, murmura-t-il, personne ne crie non. »
Le vieillard hocha la tête :
« Tu n'as pas tort, petit ! » (…)
« Pour percevoir les « non » qui montent des plaies de la ville, reprit-il au bout
d'un long moment, des caves, des replis, des tanières, des prisons, des asiles, il faut une oreille fine, je te l'accorde !

Mais toutes les atrocités qui se commettent à Vienne – elles sont en nombre ! -
sont parfaitement vaines. Elles ne dégorgent jamais le monstrueux appareil, ne provoquent après l'horreur de la secousse aucun renouveau. Car, vois-tu, ces atrocités, il n'y a jamais personne dans toute la ville qui les ait commises.

Le Viennois est le grand absent de son histoire. Toute l'énergie que d'autres usent à voir, à entendre, à comprendre, il la dépense à faire mais à n'avoir pas fait, à voir mais à n'avoir pas vu, à entendre mais à n'avoir pas entendu.

Ce gros travail de gommage, de grattage, d'escamotage l'épuise. Il se traîne, mou,
indolent, ricanant, chiffonné, mâchonné. C'est ce qu'on appelle la bonhommie viennoise ! Car ne t'y trompe pas : le terrorisme sans merci qui règne à Vienne s'appelle : bonhommie.

Tout ce qui n'est pas médiocre y est suspect. Tout ce qui n'est pas indolent suscite des ricanement et des haussements d'épaules. Vienne se laisse bercer par l'indifférence infinie que lui inspire la vie et le mouvement.

Imagine un seul instant toute cette énergie nécessaire pour ne jamais dépasser le point d'inertie et tu comprendras qu'elle se condense en abcès morbides que le trop plein de pus fait crever de temps à autre. Et l'ordre de la cité qui va se resserrant, n'est qu'une variante – bottée, harnachée, sanglée – de ce mépris, une manière efficace d'assurer la pérennité de l'inertie. » (…)

Johannes écarquillait les yeux dans la pénombre. Les paroles du vieillard envahissaient en lui, comme un essaim d'abeilles, la ruche vide préparée depuis longtemps pour les accueillir.

«  Toute différence, poursuivait le vieux, toute audace, toute tentative sont ici persécutées. Ah ! Ils n'ont pas fini de souffrir, ceux qui ne s'adonnent pas au culte du veau gras de la « bonhommie » !

Et pourtant, pourtant – voilà le paradoxe -, c'est ici que de très grandes choses verront le jour, que des hommes rendus fous par tant de contraintes, édifieront les plus audacieux échafaudages de spéculations, car, je te le dis : l'effort qu'il faut faire pour se tirer hors de ce marécage est si violent qu'il dégénère fatalement en génie . »

Et le vieillard se frotta les mains en éclatant de rire.





photo de Jill sur Flickr

1 commentaire:

  1. Merci pour le lien. Et le rapprochement de notre époque avec le Vienne dont parle C. Singer est édifiant...
    l'homme au bois dormant

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