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1 juin 2016

"Eveil d'élevage, éveil sauvage" Pierre Feuga

 
"Eveil d'élevage, éveil sauvage"


"A l'instar du saumon, deux variétés d'éveil se partagent actuellement le marché spirituel : l'éveil d'élevage et l'éveil sauvage.
Le second a nettement plus la cote : il peut arriver à n'importe qui, sans préparation aucune; il ne nécessite aucun maître, aucune méthode, aucune tradition; il n'est soumis à aucun contrôle; il s'autoproclame et est lui-même sa preuve suffisante.


Depuis une cinquantaine d'années - et parions que le phénomène ira en croissant - on a donc vu proliférer les expériences de ce type, sous forme de témoignages ou bien d'enseignement plus ou moins organisés.


Un sous genre particulièrement prisé est l'éveil de la kundalini chez des individus n'ayant qu'une connaissance minimale ou fantaisiste des techniques de yoga. A ceux-là, les guides de gastronomie ésotérique décerneront de préférence le si convoité label "sauvage", synonyme pour le grand public d'authentique.

Auprès de ces transes serpentines, de ces orgasmes cosmiques, de ces extases melliflues, l'éveil d'élevage, avec certificat d'origine et de traçabilité, l'éveil de papa quoi, fait bien pâle figure.
Il convient mal à une époque pressée et goulue, or chacun estime avoir droit à l'illumination comme aux congés payés ou au droit de vote.


Je me garderai ici de tout choix. Je ferai seulement remarquer que tout ce qui est sauvage n'est pas forcément nutritif ni savoureux, surtout dans un siècle ou même les océans sont pollués : on peut retrouver des métaux lourds dans les poissons sauvages.
Quant aux poissons d'élevage, ils ne sont pas forcément mauvais, tout dépend qui les nourrit et avec quoi. (Si vous êtes végétarien, cette chronique ne vous concerne évidemment en aucune manière, vous pouvez arrêter la lecture ou écrire au courrier des lecteurs pour manifester votre indignation).



Et puis, quelle que soit l'origine, il y a l'accommodement :


l'éveil peut se déguster cru à la U.G,
fumé à la Stephen Jourdain
sans tête et en paillotes à la Douglas Harding,
mi-cuit à la vapeur de thé façon Tony Parsons,
en pavé du CNRS, au curry tantrique, au ketchup californien,
voir en tacos au peytol à la Castaneda.


Le feuillet d'Eveil à la Krishnamurti date un peu ;
d'autres recettes - flambé à la Gurdjieff, chaud-froid à la Julius Evola - 
exigent un héroïsme anachronique et un savoir-faire perdu;
la pointe d'amertume (sans compter le service grincheux) à la Nisargadatta révulse les estomacs fragiles,
alors que l'éveil en croûte védantique à la Balsekar gagne du terrain, en concurrence avec certaines formules Big Mac d'éveil américaines.
De même, le carpaccio d'éveil, avec ou sans fricassée de chakras, semble tenir la corde chez nos amis transalpins.


Chez nous, le consommé d'éveil à la Desjardins figure encore sur les bonnes tables, alors que l'éveil sauté au wok à la Pierre Feuga ne trouve grâce, par pure solidarité flibustière, qu'auprès de quelques taoïstes dévoyés, vieux marins belges ou filles de pêcheurs effrontées.


Beaucoup plus corrects, le sushi d'éveil et l'éveil au tsampa, malgré leur caractère légèrement étouffe-bouddhiste, se sont bien implantés dans le pays de Rabelais et de Molière, jadis célèbre pour son appétit et sa joie de vivre.


Le ragoût d'éveil à la Rajneesh-Osho et le soufflé d'éveil, avec sa farandole de papouilles à la Daniel Odier, restent des valeurs sûres.
L'éveil moléculaire et l'éveil transgénique, encore à l'étude et controversés par les vieilles moustaches, pourraient débarquer prochainement."
 
Pierre Feuga « Fragments tantriques » Almora

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