"Eveil
d'élevage, éveil sauvage"
"A
l'instar du saumon, deux variétés d'éveil se partagent
actuellement le marché spirituel : l'éveil d'élevage et l'éveil
sauvage.
Le
second a nettement plus la cote : il peut arriver à n'importe qui,
sans préparation aucune; il ne nécessite aucun maître, aucune
méthode, aucune tradition; il n'est soumis à aucun contrôle; il
s'autoproclame et est lui-même sa preuve suffisante.
Depuis
une cinquantaine d'années - et parions que le phénomène ira en
croissant - on a donc vu proliférer les expériences de ce type,
sous forme de témoignages ou bien d'enseignement plus ou moins
organisés.
Un
sous genre particulièrement prisé est l'éveil de la kundalini chez
des individus n'ayant qu'une connaissance minimale ou fantaisiste des
techniques de yoga. A ceux-là, les guides de gastronomie ésotérique
décerneront de préférence le si convoité label "sauvage",
synonyme pour le grand public d'authentique.
Auprès de ces transes serpentines, de ces orgasmes cosmiques, de ces extases melliflues, l'éveil d'élevage, avec certificat d'origine et de traçabilité, l'éveil de papa quoi, fait bien pâle figure.
Il
convient mal à une époque pressée et goulue, or chacun estime
avoir droit à l'illumination comme aux congés payés ou au droit de
vote.
Je me garderai ici de tout choix. Je ferai seulement remarquer que tout ce qui est sauvage n'est pas forcément nutritif ni savoureux, surtout dans un siècle ou même les océans sont pollués : on peut retrouver des métaux lourds dans les poissons sauvages.
Quant
aux poissons d'élevage, ils ne sont pas forcément mauvais, tout
dépend qui les nourrit et avec quoi. (Si vous êtes végétarien,
cette chronique ne vous concerne évidemment en aucune manière, vous
pouvez arrêter la lecture ou écrire au courrier des lecteurs pour
manifester votre indignation).
Et puis, quelle que soit l'origine, il y a l'accommodement :
l'éveil
peut se déguster cru à la U.G,
fumé
à la Stephen Jourdain
sans
tête et en paillotes à la Douglas Harding,
mi-cuit
à la vapeur de thé façon Tony Parsons,
en
pavé du CNRS, au curry tantrique, au ketchup californien,
voir
en tacos au peytol à la Castaneda.
Le
feuillet d'Eveil à la Krishnamurti date un peu ;
d'autres
recettes - flambé à la Gurdjieff, chaud-froid à la Julius Evola -
exigent un héroïsme anachronique et un savoir-faire perdu;
exigent un héroïsme anachronique et un savoir-faire perdu;
la
pointe d'amertume (sans compter le service grincheux) à la
Nisargadatta révulse les estomacs fragiles,
alors
que l'éveil en croûte védantique à la Balsekar gagne du terrain,
en concurrence avec certaines formules Big Mac d'éveil américaines.
De
même, le carpaccio d'éveil, avec ou sans fricassée de chakras,
semble tenir la corde chez nos amis transalpins.
Chez
nous, le consommé d'éveil à la Desjardins figure encore sur les
bonnes tables, alors que l'éveil sauté au wok à la Pierre Feuga ne
trouve grâce, par pure solidarité flibustière, qu'auprès de
quelques taoïstes dévoyés, vieux marins belges ou filles de
pêcheurs effrontées.
Beaucoup
plus corrects, le sushi d'éveil et l'éveil au tsampa, malgré leur
caractère légèrement étouffe-bouddhiste, se sont bien implantés
dans le pays de Rabelais et de Molière, jadis célèbre pour son
appétit et sa joie de vivre.
Le
ragoût d'éveil à la Rajneesh-Osho et le soufflé d'éveil, avec sa
farandole de papouilles à la Daniel Odier, restent des valeurs
sûres.
L'éveil
moléculaire et l'éveil transgénique, encore à l'étude et
controversés par les vieilles moustaches, pourraient débarquer
prochainement."
Pierre
Feuga « Fragments tantriques » Almora
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